Rubrique Goncourt : Easy riders ou easy readers ?
Courir après les mots, comme après des mustangs ! Les attraper, leur jeter le lasso, les faire rentrer dans
le corral, les dompter pour les faire danser et pour s’amuser avec eux... Depuis début septembre, la lecture est devenu un gigantesque rodéo et dans le Montana du Goncourt, chacun est le
cavalier de sa monture.
Comme le suggère un spécialiste de la lecture, Alberto Manguei, il faut continuellement réinventer l’acte de
lecture : « L'astronome qui lit une carte d'étoiles disparues ; le tisserand qui lit les dessins complexes d'un tapis en cours de tissage; les parents qui lisent sur le visage du bébé
des signes de joie, de peur ou d'étonnement; l'amant qui lit à l'aveuglette le corps aimé, la nuit sous les draps (...) - tous partagent, avec le lecteur de livres, l'art de déchiffrer et de
traduire des signes. »
Comment nos dix neuf cavaliers ont-ils rejoint l’attelage ? Je leur ai posé la question : "comment
lisez-vous?". « Easy riders » entre deux livres, ils ont répondu : en route pour une opération de collage !…
« Lire, voilà un mois que ce verbe me suit ! Lire jusqu’à l’épuisement ! Lire jusqu’à
s’endormir ! Lire jusqu’à en finir ! Des pages et des pages déjà absorbées, mais des pages et des pages encore à ingurgiter ! Les treize livres de la sélection monopolisent la
table de chevet. Je les scrute, je les tiens à distance, je les défie, je les domine, je les fixe et je m’impose avant de me jeter sur eux ! J’en suis convaincue, je l’ai lu récemment, la
position de lecture influence le futur point de vue sur le livre. Et puis j’attaque ! J’attaque ferme !
J’ai enlevé mes chaussures. Je lis en position allongée, avachie sur mon lit, en tailleur sur mon fauteuil, dans
la salle d’attente du docteur, dans le salon, dans la chambre, la cuisine, la terrasse, un banc, un cours de maths, de physique, dans la voiture, même si le trajet ne dure que dix minutes, les
jambes croisées, décroisées, pliées en l’air, sur le pouf, entre deux tables, le buste toujours appuyé sur quelque chose, un dossier, un mur, un meuble, dans les couloirs, dans le car, avec des
boules quies, en pyjama, enroulée dans ma couette. Je lis en marchant, en parlant, en mangeant.
J’emmène mon livre partout, et je veux absolument le finir. Après ma dose d’Internet, n’importe où, n’importe
quand, je fais le silence autour de moi ou j’allume la chaîne hi-fi, j’insère cinq CD et je m’assis en tailleur, ou bien, poupée de chiffon, derviche tourneur, je bascule et je m’allonge !
Laissez-moi tranquille, silence, on tourne !
Je ne vois pas le temps passer. Je lis la tête contre l’oreiller, je me tends, je me tords, je me bande, je
m’applique, je mets la langue au coin de la bouche. J’ai le visage crispé, les lèvres mobiles, les sourcils froncés et les yeux fixes. Je plonge dans les mots et les maux, dévale la pente d’un
récit, déboule sur des personnages… Mon sang ne fait qu’un tour, mon rythme cardiaque s’accélère, je m’essouffle, descends à la cuisine, reprends des forces, ose à peine regarder l’heure. J’ai
les yeux rouges, le teint blafard, un filet de bave au coin des lèvres ! Vais-je y laisser ma peau !
Je me fixe des défis, j’essaie de les tenir. Je vais les tenir, je vais les tenir ! Je voudrais un
miracle ! Je voudrais lire pendant mon sommeil, derrière mes paupières apaisées, voir tourner les pages et dans la chaleur de ma couette laisser pousser les plumes des écrivains !
Réaction de collègue :
Pour ce qui me concerne, j'ai fini Ouest et Contours du jour qui
vient. Le second d'abord : très beau titre, et belle histoire racontée
avec talent même si parfois le "message" est un peu trop démonstratif
à mon gré et peu vraisemblable dans la tête d'une encore très jeune
fille. Ces réserves faites, je l'ai lu d'une traite, avec plaisir et
respect, et je regrette que nous n'ayons pas eu l'occasion de
rencontrer Miano à la place de, au hasard, Nothomb ? Parmi mes élèves
filles, le livre a du succès. Je ne sais pas si les garçons ont
vraiment tenté encore. Quant à Ouest, c'est presque mon seul plaisir
de lecture quasi sans réserve. Non seulement c'est écrit avec talent,
mais cette narration qui prend naissance comme un monologue intérieur
de l'auteur dans le flux duquel deux des personnages principaux et le
lecteur sont pris, j'ai trouvé ça fichtrement bien mené.
J'ai entendu parler à plusieurs reprises du bref reportage de Caroline
Cartier, ce matin, sur France-Inter: il s'agissait, semble-t-il, d'une
interview à chaud d'élèves participant au Goncourt des lycéens.
L'objectif aurait été de détruire l'image de ce prix, comme on crève
une baudruche. Est-ce bien l'impression de ceux et celles qui
l'auraient écouté?
Notre rencontre avec les auteurs aura lieu lundi prochain. Merci à
tous de l'aide apportée à partir de vos diverses expériences. Je ferai
de même après ce lundi qui s'annonce chargé: émission sur radio
Bleue-Roussillon le matin et rencontre avec Boulin, Audouard et Poivre
d'Arvor l'après midi!
Cordialement
Je recopie ici un message que je m'aperçois n'avoir envoyé qu'à Chantal
Abramson, au sujet du reportage de Caroline Cartier.
j'ajoute encore, qu'après discussion ce matin avec mes élèves (puisqu'ilsont
fait partie des interviewés) je me suis aperçue que ce n'était pas leurs
voix que l'on entendait dans le reportage diffusé : C. Cartier avait réussi
à faire dire à d'autres lycéens ce qu'elle attendait, à savoir que "la
lecture et l'écriture c'était de la m...". A mes élèves, en les quittant
après une longue séance inutile de 40 minutes, elle a lancé "je vous laisse
retourner vous emmerder !". C'est apparemment du Cartier tout craché, si
j'en crois vos commentaires... La seule chose qui me console dans ce magma
d'insanités journalistiques, c'est que mes élèves aient voulu, contre son
souhait, lui montrer que la lecture était quelque chose d'important pour eux
(et je ne les avais préparés à rien de ce genre, je le jure !)