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Nolwenn Leroy et la ville engloutie (2/2)

Publié le par Eric Bertrand

 

 

Vêtue comme Gaud à la Croix des Veuves, Nolwenn Leroy est mélancolique et rêveuse quand elle chante « Juste pour me souvenir ». Elle entre dans la chapelle, lève les yeux vers l’ex-voto, se met à danser, époussette la maquette, fait voltiger la dentelle de Quimper. Charmant rituel païen d’une « fille de l’air » qui oppose à l’océan harpie sa belle voix de harpe. Un peu fée, un peu korrigane, elle descend à la plage. Sa longue robe est une voile noire, elle est Iseut et, tout au fond de l’horizon, entr’aperçoit Tristan. Derrière elle, les vieux pêcheurs couvent d’un œil goguenard cette folle jeune femme inconsolable, incapable de se remarier.

Elle passe sans les regarder, « la vraie vie est ailleurs ». Réconciliée avec l’océan, avance vers le flot, baisse les yeux, frissons d’eau sur les noires bottines brodées d’écume. Murmure des sirènes, des voix sous la mer. Sourire en coin, ferme les grands yeux verts couleur de marée, entend peut-être au loin la rumeur de l’antique cité d’Ys. Referme la grande porte de la vie, entrouvre les lèvres rose carmin, perçoit les lueurs dans les flots et l’ironique flux et reflux électrique. Frange d’écume découpant les chevilles, dentelle de Cornouailles froissant le mollet, la mer monte doucement, sournoisement en ce beau soir d’été. Se penche au-dessus du miroir d’eau, laisse son offrande. Sa robe est une grande algue brune, la voile d’un esquif sous-marin. Au fil de l’eau, et malgré la poussière sur les mâts, la frêle goélette dérobée à la chapelle se met désormais à voguer.

Ainsi « aux filles de l’eau » nous embarque, vers cette « Ahès », titre d’une autre chanson que Nolwenn chante en breton dans l’album. Ahès, c’est aussi la légendaire Dahud, fille du roi Gradlon et de la magicienne Malgvenn. Celle qui a précipité sous les flots la rutilante cité d’Ys, qui ne peut plus revenir en arrière, et qui disparaît au milieu des rues illuminées et des bâtiments de marbre. Si la goélette s’avance suffisamment dans la nuit noire de la mer, sa voile tremblera peut-être de sentir sous la coque s’allumer encore les lumières fantastiques de la ville engloutie. 

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Nolwenn Leroy et les vieux pêcheurs d’Islande (1/2)

Publié le par Eric Bertrand

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Sur la romantique côte armoricaine, dans le « Pêcheur d’Islande » de Pierre Loti, la belle Gaud vient à peine d’épouser Yann qu’elle aime depuis plus de trois ans... Mais, du côté de l’Arcouest, tout en haut de la falaise de granit rose, entre Plouha et Bréhat, pas le temps de chanter « Paimpol et sa falaise »... La mer est une maitresse impitoyable qui ne supporte aucune rivale et le bateau de Yann doit repartir au large.

A la Croix des Veuves, on voit souvent, glissant sur le sentier côtier, des femmes vêtues de noir, portant triskels ou pendentifs sacrés. Elles viennent prier pour le repos des âmes perdues en mer. « O, combien de marins, combien de capitaines, qui sont partis joyeux pour des courses lointaines, dans ce morne horizon se sont évanouis ? »  A moins que ce morne horizon ne leur ait offert une grâce suprême...

Du haut de sa chapelle, à Saint-Cast le Guildo, Sainte Brigitte a, d’après la légende, un jour de tempête, sauvé du naufrage une princesse et ses douze enfants. A la place du bateau, les marins ont vu revenir vers le rivage le curieux équipage d’une cane et de ses douze canetons (vêtus d’un étroit ciré jaune ?) Les Bretons sont pieux et reconnaissants envers ceux qui les protègent. Ils accrochent des ex-voto dans les églises, se lancent dans de longs pèlerinages, chantent dans les pardons et s’adressent à leurs saints... Saint Renan, Saint Corentin, Saint Caradec...(A suivre)

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“l’Homme qui rit” : le film de Jean-Pierre Améris...Gwynplaine and the wonderland

Publié le par Eric Bertrand

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Le générique s’achève et la caméra plonge l’œil du spectateur vers le bas de la falaise. Tempête. Des hommes pressés embarquent. Abandonnent sur le rivage l’enfant désarmé dont les empreintes se marquent sur le champ de neige qu’il traverse... En écho à ces premières images, à la fin du film, on retrouve les empreintes de Gwynplaine dans la boue. Le chemin mène au fleuve. Comme au début, il rejoint Déa non plus dans la neige mais dans la mort, après la tempête de la vie...

Les images de Jean-Pierre Améris sont soignées, appliquées, esthétiques. Elles visent à restituer par la voie cinématographique quelques-uns des plus forts épisodes de « l’Homme qui rit », roman tourmenté, baroque, dont les 750 pages tremblent d’un romantisme aussi échevelé que le vieux druide de Guernesey.

Gwynplaine, à ce moment enfant spirituel de Jean Valjean et de Monseigneur Myriel, s’arrête au pied d’un crucifix. Images à la Vélasquez pour suggérer la souffrance humaine.  Images à la Rembrandt pour descendre au fond de l’intimité de la cahute « green-box », cellule saltimbanque, pour cerner, comprendre, approfondir le visage débonnaire (quelque peu empâté par rapport au modèle initial) du philosophe Ursus (Gérard Depardieu).

Dans un décor hallucinant où se pressent les monstres et les grotesques, sous le kaléiodoscope que fait tournoyer la caméra de Jean-Pierre Améris, le lecteur retrouve à la fois les images du roman et celles des grands films qui ont marqué un certain cinéma influencé par « l’Homme qui rit ». Films de Burton, de Carpenter, silhouettes des malheureux monstres de « Freaks », du Joker, d’« Edward aux mains d’argent », dessins à l’encre réalisés à ses heures perdues ( !) par l’exilé de Guernesey, pendu, château gothique du bord du Rhin, fragments de discours métaphorique, antithétique... tout Hugo au fond d’un encrier : « Gwynplaine, le monstre que tu es au dehors, je le suis au-dedans », « le paradis des riches est fait de l’enfer des pauvres ».

Car au fond, qu’y a-t-il de l’autre côté de ce masque trop net, collé sur le beau visage de Gwynplaine ? Qui se cache derrière la ridicule poupée poudrée que, du jour au lendemain, on a habillée en lord au Pays des Merveilles ? Une figure fracassée par une double identité... Un spectre fantasque tourmenté par son origine... Une « force qui va », qui hante  et qui travaille le souvenir et l’imagination inquiète d’un réalisateur ébloui.

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Rencontre au lycée avec Jean-Pierre Améris et Jean-Marc Grondin : le masque de « l’Homme qui rit » et le miroir sans teint

Publié le par Eric Bertrand

 

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Mardi 10 décembre, aux environs de 15h00, une soixantaine d’élèves ont rencontré comme prévu une partie de l’équipe du film de Jean-Pierre Améris présenté en avant-première le soir même au CGR Dragon de la Rochelle. Voici un petit bilan de la rencontre puis une approche du film.

 

Marqué par « l’Homme qui rit » qu’il a vu à dix ans dans une version télé, Jean-Pierre Améris, est habité par l’univers fantasmagorique de Hugo. A 15 ans, il a lu le roman et depuis, Gwynplaine ne l’a plus quitté... Avec une générosité de détails, le réalisateur s’adresse avec aisance à ses spectateurs. Il confie que l’idée de tourner « l’Homme qui rit » l’a habité pendant des années avant de pouvoir réaliser son projet. L’essentiel était de « tenir le cap » et de « tailler un scénario » dans « le granit » de cette œuvre magistrale, épaisse d’environ 750 pages...

Résultat : un film d’une heure trente, « léger, fluide » comme en témoigne Marc-André Grondin qui incarne Gwynplaine et qui est venu lui aussi parler aux lycéens. Pas facile de « porter le masque » de « l’Homme qui rit », de s’habituer à l’expression douloureuse et mécanique du rictus, à la torsion des prothèses enfoncées dans la bouche, d’éprouver l’embarras de ce visage qu’il faut « installer » pendant trois heures en loge et assumer toute une journée !

Car, comme le rappelle Jean-Pierre Améris, outre sa dimension politique et onirique, « l’Homme qui rit » est avant tout une œuvre visuelle et spectaculaire... Elle donne à voir le visage mutilé de Gwynplaine. Et si, malgré sa mutilation, Gwynplaine était beau ? D’une beauté plastique d’aristocrate défiguré, jeté en pâture aux chiens de la mer ? D’une beauté fendue par cette sorte de demi-masque ambigu de la commedia ou de la tragédie antique. Aux yeux du réalisateur, son Gwynplaine tient davantage du Joker que d’Elephant Man... Ce qui ne l’empêche pas de rester avant tout un héros profondément hugolien, marqué par la surface plane et énigmatique comme un miroir sans teint auquel le visage de Gwynplaine nous renvoie tous.

 

 

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« L’Homme qui rit » : la grimace qui rend chaos (intégrale)

Publié le par Eric Bertrand

 

 

Un décor sauvage, une tempête de neige, une falaise de Grande-Bretagne, la nuit, un vent violent et l’océan qui hurle. C’est le décor d’apocalypse du début de cette œuvre écrite par Victor Hugo du haut de son exil à Guernesey. Sur la mer déchainée, le lecteur découvre un frêle esquif dans lequel les comprachicos, vont mourir. Les comprachicos sont une tribu de « misérables » qui, au XVIII° siècle en Angleterre, exploitaient les enfants abandonnés pour en faire des monstres de foire.

                Gwynplaine est l’un de ces monstres. Il a dix ans, et les comprachicos viennent à peine de l’abandonner au pied d’une haute falaise, avant de tenter de fuir le pays... Ainsi, le roman commence-t-il vraiment dans une sorte de chaos. La nature est en proie à la folie, comme à l’origine du monde,  et le visionnaire Hugo y met en scène l’une de ses grandes thématiques qui pose dans ses œuvres la question de l’éternel affrontement romantique des forces du Mal contre les forces du Bien. Dans l’indécision de cette tempête, deux figures émergent : d’un côté, un enfant rescapé, porteur d’espoir et de lumière, de l’autre, les spectres coupables que l’Océan va châtier. Devant l’imminence du naufrage, il ne reste plus aux damnés que tomber à genoux et implorer le pardon. Au milieu de la foudre et de l’écume, ils livrent à la mer, en guise de confession, un message dans une bouteille, message qui révèlera l’origine véritable de l’enfant martyrisé...

                Luttant contre les éléments, ce dernier se hisse en haut de la falaise et, alors qu’il cherche désespérément autour de lui un soutien quelconque, il découvre des empreintes de pas encore marquées dans la neige... Ce sont les empreintes d’une femme dont il ne tarde pas à retrouver le corps gelé par le froid. Sur le sein de cette femme, tétant désespérant les dernières gouttes de lait, une petite fille s’agite encore. Aussitôt conscient de la responsabilité qu’il prend, l’enfant serre contre lui le bébé et continue son cheminement jusqu’à un hameau où il demande en vain de l’aide. Dans « les Misérables », il n’y avait eu que Monseigneur Myriel pour ouvrir au « misérable » Jean Valjean. Dans « l’Homme qui rit », c’est finalement Ursus, un philosophe saltimbanque qui vit avec un loup qui accepte « les deux vagabonds ». C’est lui qui accueille le couple naufragé de la tempête et qui les garde auprès de lui pour les élever.

                Gwynplaine et Déa grandissent ensemble à bord de cette roulotte initiatique que son conducteur nomme « la green box ». Ursus, le philosophe ironique, est aussi auteur : il conçoit un spectacle spécialement pour ses deux protégés, et Gwynplaine y tient le rôle de « l’Homme qui rit ». Sa figure constitue une attraction unique. Il porte sur le visage ce que Hugo appelle « le masque de l’abîme ». Face grotesque, convulsive surmontée d’une crinière, face terrible, façonnée comme on sait par la tempête et le chaos originel... Et cette vision infernale déclenche chez tous les spectateurs de « l’Homme qui rit » une hilarité irrésistible. Par un ironique effet de mise en abyme, la pièce d’Ursus s’intitule « Chaos vaincu ». La partenaire du « monstre » s’appelle Déa : elle est aveugle, mais son regard absent rayonne sur Gwynplaine et descend au fond de cette « caverne » qui rit. Il plonge au-delà des apparences et illumine ce fond désespéré, y met de la lumière et de l’âme, bref métamorphose la matière (le Mal) en esprit (le Bien).

                On dit depuis le théâtre baroque de Calderon que « La vie est un songe »... Distributrice de rêve et de théâtre, la green box de « l’Homme qui rit » poursuit elle aussi une partie de son chemin dans le songe. A l’école d’Ursus, Gwynplaine a bien compris la leçon : « Je ris, cela veut dire « je pleure ». L’homme est un mutilé. Ce qu’on m’a fait, on l’a fait au genre humain ».  Mais lorsqu’il est auprès de Déa, son masque de mutilé se métamorphose. En extase l’un devant l’autre, les deux bannis parviennent à tourner le dos au monde des hommes, à s’aimer d’un amour profondément romantique, à la mesure de leur histoire et de leur lieu d’origine. Et cet amour est plus fort que la Bêtise et l’Ignorance, plus fort que la tempête, peut être plus fort que la mort... Jusqu’au jour où la destinée rattrape Gwynplaine...

                La bouteille à la mer jetée par les comprachicos a suivi des fils ténébreux : ceux qu’a ourdis le Destin et ceux qu’a ourdis le romancier. Et ces fils imperceptibles ont ramené inexorablement la bouteille à la bouche déformée de Gwynplaine. Et voilà Gwynplaine, le héros de « Chaos vaincu », soudain grisé par la Fortune et le vertige du pouvoir. Lui, le monstre infâme qui, depuis son enfance, nageait au fond du gouffre, surgit du fond de son océan et jette un éclat de lumière trouble sur le fronton de l’Humanité...

 

Extrait 1 : les Comprachicos

 

Les comprachicos faisaient le commerce des enfants.

Ils en achetaient et ils en vendaient.

Ils n’en dérobaient point. Le vol des enfants est une autre industrie.

Et que faisaient-ils de ces enfants ?

Des monstres.

Pourquoi des monstres ?

Pour rire. Le peuple a besoin de rire ; les rois aussi.

 

Extrait 2 : l’enfant et le chaos

 

    Pensif, il oubliait le froid. Tout à coup l’eau lui mouilla les pieds ; la marée montait ; une haleine lui passa dans les cheveux ; la bise s’élevait. Il frissonna. Il eut de la tête aux pieds ce tremblement qui est le réveil.

Il jeta les yeux autour de lui.

Il était seul.

Il n’y avait pas eu pour lui jusqu’à ce jour sur la terre d’autres hommes que ceux qui étaient en ce moment dans l’ourque. Ces hommes venaient de se dérober.

Ajoutons, chose étrange à énoncer, que ces hommes, les seuls qu’il connût, lui étaient inconnus.

Il n’eût pu dire qui étaient ces hommes.

Son enfance s’était passée parmi eux, sans qu’il eût la conscience d’être des leurs. Il leur était juxtaposé ; rien de plus.

Il venait d’être oublié par eux.

Il n’avait pas d’argent sur lui, pas de souliers aux pieds, peine un vêtement sur le corps, pas même un morceau de pain dans sa poche.

C’était l’hiver. C’était le soir. Il fallait marcher plusieurs lieues avant d’atteindre une habitation humaine.

Il ignorait où il était.

Il ne savait rien, sinon que ceux qui étaient venus avec lui au bord de cette mer s’en étaient allés sans lui.

Il se sentit mis hors de la vie.

Il sentait l’homme manquer sous lui.

Il avait dix ans.

L’enfant était dans un désert, entre des profondeurs où il voyait monter la nuit et des profondeurs où il entendait gronder les vagues.

Il étira ses petits bras maigres et bâilla.

Puis, brusquement, comme quelqu’un qui prend son parti, hardi, et se dégourdissant, et avec une agilité d’écureuil,--de clown peut-être,--il tourna le dos à la crique et se mit à monter le long de la falaise. Il escalada le sentier, le quitta, et revint, alerte et se risquant. Il se hâtait maintenant vers la terre. On eût dit qu’il avait un itinéraire. Il n’allait nulle part pourtant.

Extrait 3 : le retour à la société

 

 

Il regarda à terre, cherchant un sentier.

Tout à coup il se baissa.

Il venait d’apercevoir dans la neige quelque chose qui lui semblait une trace.

C’était une trace en effet, la marque d’un pied. La blancheur de la neige découpait nettement l’empreinte et la faisait très visible. Il la considéra. C’était un pied nu, plus petit qu’un pied d’homme, plus grand qu’un pied d’enfant.

Probablement le pied d’une femme.

Au delà de cette empreinte, il y en avait une autre, puis une autre ; les empreintes se succédaient, à la distance d’un pas, et s’enfonçaient dans la plaine vers la droite. Elles étaient encore fraîches et couvertes de peu de neige. Une femme venait de passer là.

Celle femme avait marché et s’en était allée dans la direction même où l’enfant avait vu des fumées.

L’enfant, l’œil fixé sur les empreintes, se mit à suivre ce pas.

 

Extrait 4 : l’héroïsme de l’enfant

 

Il vit se modeler, sous la neige qu’il écartait, une forme, et tout à coup, sous ses mains, dans le creux qu’il avait fait, apparut une face pâle,

Ce n’était point cette face qui criait. Elle avait les yeux fermés et la bouche ouverte, mais pleine de neige.

Elle était immobile. Elle ne bougea pas sous la main de l’enfant. L’enfant, qui avait l’onglée aux doigts, tressaillit en touchant le froid de ce visage. C’était la tëte d’une femme. Les cheveux épars étaient, mêlés à la neige. Cette femme était morte.

L’enfant, se remit à écarter la neige. Le cou de la morte se dégagea, puis le haut, du torse, dont on voyait la chair sous des haillons.

Soudainement il sentit sous son tâtonnement un mouvement faible. C’était quelque chose de petit qui était enseveli, et qui remuait. L’enfant ôta vivement la neige, et découvrit un misérable corps d’avorton, chétif, blême de froid, encore vivant, nu sur le sein nu de la morte.

C’était une petite fille.

Elle était emmaillottée, mais de pas assez de guenilles, et, en se débattant, elle était sortie de ses loques. Sous elle ses pauvres membres maigres, et son haleine au-dessus d’elle, avaient un peu fait fondre la neige. Une nourrice lui eût donné cinq ou six mois, mais elle avait un an peut-être, car la croissance dans la misère subit de navrantes réductions qui vont parfois jusqu’au rachitisme. Quand son visage fut à l’air, elle poussa un cri, continuation de son sanglot de détresse. Pour que la mère n’eût pas entendu ce sanglot, il fallait qu’elle fût bien profondément morte.

L’enfant prit la petite dans ses bras.

 

Extrait 5 : Ursus le philosophe loup

 

Son regard, en se relevant, rencontra le visage du garçon réveillé qui l’écoutait, Ursus l’interpella brusquement :

— Qu’as-tu à rire ?

Le garçon répondit :

— Je ne ris pas.

Ursus eut une sorte de secousse, l’examina fixement et en silence pendant quelques instants, et dit :

— Alors tu es terrible.

L’intérieur de la cahute dans la nuit était si peu éclair qu’Ursus n’avait pas encore vu la face du garçon. Le grand jour la lui montrait.

Il posa les deux paumes de ses mains sur les deux épaules de l’enfant, considéra encore avec une attention de plus en plus poignante son visage, et lui cria :

— Ne ris donc plus !

— Je ne ris pas, dit l’enfant.

Ursus eut un tremblement de la tête aux pieds.

— Tu ris, te dis-je.

Puis secouant l’enfant avec une étreinte qui était de la fureur si elle n’était de la pitié, il lui demanda violemment :

— Qui est-ce qui t’a fait cela ?

L’enfant répondit :

— Je ne sais ce que vous voulez dire.

Ursus reprit :

— Depuis quand as-tu ce rire ?

— J’ai toujours été ainsi, dit l’enfant.

Ursus se tourna vers le coffre en disant à demi-voix :

— Je croyais que ce travail-là ne se faisait plus.

Il prit au chevet, très doucement pour ne pas la réveiller, le livre qu’il avait mis comme oreiller sous la tète de la petite.

— Voyons Conquest, murmura-t-il.

C’était une liasse in-folio, reliée en parchemin mou. Il la feuilleta du pouce, s’arrêta à une page, ouvrit le livre tout grand sur le poêle, et lut :

— … De Denasatis.--C’est ici.

Et il continua :

— Bucca fissa usque ad aures, genzivis denudatis, nasoque murdridato, masca eris, et ridebis semper.

— C’est bien cela.

Et il replaça le livre sur une des planches en grommelant :

— Aventure dont l’approfondissement serait malsain. Restons à la surface. Ris, mon garçon.

La petite fille se réveilla. Son bonjour fut un cri.

— Allons, nourrice, donne le sein, dit Ursus.

La petite s’était dressée sur son séant. Ursus prit sur le poêle la fiole, et la lui donna à sucer.

En ce moment le soleil se levait. Il était à fleur de l’horizon. Son rayon rouge entrait par la vitre et frappait de face le visage de la petite fille tourné vers lui. Les prunelles de l’enfant fixées sur le soleil réfléchissaient comme deux miroirs cette rondeur pourpre. Les prunelles restaient immobiles, les paupières aussi.

— Tiens, dit Ursus, elle est aveugle.

 

Extrait 6 : le rire de Gwynplaine

 

C’est en riant que Guynplaine faisait rire. Et pourtant il ne riait pas. Sa face riait, sa pensée non. L’espèce de visage inouï que le hasard ou une industrie bizarrement spéciale lui avait façonné, riait tout seul. Gwynplaine ne s’en mêlait pas. Le dehors ne dépendait pas du dedans. Ce rire qu’il n’avait point mis sur son front, sur ses joues, sur ses sourcils, sur sa bouche, il ne pouvait l’en ôter. On lui avait à jamais appliqué le rire sur le visage. C’était un rire automatique, et d’autant plus irrésistible qu’il était pétrifié. Personne ne se dérobait à ce rictus. Deux convulsions de la bouche sont communicatives, le rire et le bâillement. Par la vertu de la mystérieuse opération probablement subie par Gwynplaine enfant, toutes les parties de son visage contribuaient à ce rictus, toute sa physionomie y aboutissait, comme une roue se concentre sur le moyeu ; toutes ses émotions, quelles qu’elles fussent, augmentaient cette étrange figure de joie, disons mieux, l’aggravaient. Un étonnement qu’il aurait eu, une souffrance qu’il aurait ressentie, une colère qui lui serait survenue, une pitié qu’il aurait éprouvée, n’eussent fait qu’accroître cette hilarité des muscles ; s’il eût pleuré, il eût ri ; et, quoi que fit Gwynplaine, quoi qu’il voulût, quoi qu’il pensât, dès qu’il levait la tête, la foule, si la foule était là, avait devant les yeux cette apparition, l’éclat de rire foudroyant.

Qu’on se figure une tête de Méduse gaie.

Tout ce qu’on avait dans l’esprit était mis en déroute par cet inattendu, et il fallait rire.

L’art antique appliquait jadis au fronton des théâtres de la Grèce une face d’airain joyeuse. Cette face s’appelait la Comédie. Ce bronze semblait rire et faisait rire, et était pensif. Toute la parodie, qui aboutit à la démence, toute l’ironie, qui aboutit à la sagesse, se condensaient et s’amalgamaient sur cette figure ; la somme des soucis, des désillusions, des dégoûts et des chagrins se faisait sur ce front impassible, et donnait ce total lugubre, la gaîté ; un coin de la bouche était relevé, du côté du genre humain, par la moquerie, et l’autre coin, du côté des dieux, par le blasphème ; les hommes venaient confronter à ce modèle du sarcasme idéal l’exemplaire d’ironie que chacun a en soi ; et la foule, sans cesse renouvelée autour de ce rire fixe, se pâmait d’aise devant l’immobilité sépulcrale du ricanement. Ce sombre masque mort de la comédie antique ajusté à un homme vivant, on pourrait presque dire que c’était là Gwynplaine. Cette tête infernale de l’hilarité implacable, il l’avait sur le cou. Quel fardeau pour les épaules d’un homme, le rire éternel !

 

Extrait 7 : Gwynplaine et Déa

Dea avait un voile, la nuit, et Gwynplaine avait un masque, sa face. Chose inexprimable, c’était avec sa propre chair que Gwynplaine était masqué. Quel était son visage, il l’ignorait. Sa figure était dans l’évanouissement. On avait mis sur lui un faux lui-même. Il avait pour face une disparition. Sa tête vivait et son visage était mort. Il ne se souvenait pas de l’avoir vu. Le genre humain, pour Dea comme pour Gwynplaine, était un fait extérieur ; ils en étaient loin ; elle était seule, il était seul ; l’isolement de Dea était funèbre, elle ne voyait rien ; l’isolement de Gwynplaine était sinistre, il voyait tout. Pour Dea, la création ne dépassait point l’ouïe et le toucher ; le réel était borné, limité, court, tout de suite perdu ; elle n’avait pas d’autre infini que l’ombre. Pour Gwynplaine, vivre, c’était avoir à jamais la foule devant soi et hors de soi. Dea était la proscrite de la lumière ; Gwynplaine était le banni de la vie. Certes, c’étaient là deux désespérés. Le fond de la calamité possible était touché. Ils y étaient, lui comme elle. Un observateur qui les eût vus eût senti sa rêverie s’achever en une incommensurable pitié. Que ne devaient-ils pas souffrir ? Un décret de malheur pesait visiblement sur ces deux créatures humaines, et jamais la fatalité, autour de deux êtres qui n’avaient rien fait, n’avait mieux arrangé la destinée en torture et la vie en enfer.

Ils étaient dans un paradis.

Ils s’aimaient.

Gwynplaine adorait Dea. Dea idolâtrait Gwynplaine.

— Tu es si beau ! lui disait-elle.

 

Extrait 8 : le discours de Gwynplaine à la chambre des lords.

 

— Alors, cria-t-il, vous insultez la misère. Silence, pairs d’Angleterre ! juges, écoutez la plaidoirie. Oh ! je vous en conjure, ayez pitié ! Pitié pour qui ? Pitié pour vous. Qui est en danger ? C’est vous. Est-ce que vous ne voyez pas que vous êtes dans une balance et qu’il y a dans un plateau votre puissance et dans l’autre votre responsabilité ? Dieu vous pèse. Oh ! ne riez pas. Méditez. Cette oscillation de la balance de Dieu, c’est le tremblement de la conscience. Vous n’êtes pas méchants. Vous êtes des hommes comme les autres, ni meilleurs, ni pires. Vous vous croyez des dieux, soyez malades demain, et regardez frissonner dans la fièvre votre divinité. Nous nous valons tous. Je m’adresse aux esprits honnêtes, il y en a ici ; je m’adresse aux intelligences élevées, il y en a ; je m’adresse aux âmes généreuses, il y en a. Vous êtes pères, fils et frères, donc vous êtes souvent attendris. Celui de vous qui a regardé ce matin le réveil de son petit enfant est bon. Les cœurs sont les mêmes. L’humanité n’est pas autre chose qu’un cœur. Entre ceux qui oppriment et ceux qui sont opprimés, il n’y a de différence que l’endroit où ils sont situés. Vos pieds marchent sur des têtes, ce n’est pas votre faute. C’est la faute de la Babel sociale. Construction manquée, toute en surplombs. Un étage accable l’autre. Écoutez-moi, je vais vous dire. Oh ! puisque vous êtes puissants, soyez fraternels ; puisque vous êtes grands, soyez doux. Si vous saviez ce que j’ai vu ! Hélas ! en bas, quel tourment ! Le genre humain est au cachot. Que de damnés, qui sont des innocents ! Le jour manque, l’air manque, la vertu manque ; on n’espère pas ; et, ce qui est redoutable, on attend. Rendez-vous compte de ces détresses. Il y a des êtres qui vivent dans la mort. Il y a des petites filles qui commencent à huit ans par la prostitution et qui finissent à vingt ans par la vieillesse. Quant aux sévérités pénales, elles sont épouvantables. Je parle un peu au hasard, et je ne choisis pas. Je dis ce qui me vient à l’esprit. Pas plus tard qu’hier, moi qui suis ici, j’ai vu un homme enchaîné et nu, avec des pierres sur le ventre, expirer dans là torture. Savez-vous cela ? non. Si vous saviez ce qui se passe, aucun de vous n’oserait être heureux. Qui est-ce qui est allé à Newcastle-on-Tyne ? Il y a dans les mines des hommes qui mâchent du charbon pour s’emplir l’estomac et tromper la faim. Tenez, dans le comté de Lancastre, Ribblechester, à force d’indigence, de ville est devenue village. Je ne trouve pas que le prince Georges de Danemark ait besoin de cent mille guinées de plus. J’aimerais mieux recevoir l’hôpital l’indigent malade sans lui faire payer d’avance son enterrement. En Caernarvon, à Traith-maur comme à Traith-bichan, l’épuisement des pauvres est horrible. A Strafford, on ne peut dessécher le marais, faute d’argent. Les fabriques de draperie sont fermées dans tout le Lancashire. Chômage partout. Savez-vous que les pêcheurs de hareng de Harlech mangent de l’herbe quand la pèche manque ? Savez-vous qu’à Burton-Lazers il y a encore des lépreux traqués, et auxquels on tire des coups de fusil s’ils sortent de leurs tanières ? A Ailesbury, ville dont un de vous est lord, la disette est en permanence. A Penckridge en Coventry, dont vous venez de doter la cathédrale et d’enrichir l’évêque, on n’a pas de lits dans les cabanes, et l’on creuse des trous dans la terre pour y coucher les petits enfants, de sorte qu’au lieu de commencer par le berceau, ils commencent par la tombe.

 

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