Soudain illuminé par cette fabuleuse « lampe torche » de la Littérature, le malheureux détenu au
pyjama rayé se met à escalader ces parois rugueuses qu’il avait jusqu’à lors ignorées, et il voit enfin au grand jour de ses lunettes grossissantes, les collines échauffées de Giono, les
chevelures électriques des femmes, les langueurs tièdes de la mer et les bains langoureux sur la plage. Il découvre que les mots sont là, dans son ventre, en fourmillement d’attente. Il les caresse dans sa paume, comme un reste de magnésie, il les laisse monter, envahir les pages, remplir les verres irisés de ses lunettes.
Expérience inoubliable : « miracle de la grâce »et évidence de Dieu pour Pascal, « illumination de Vincennes » pour Jean-Jacques Rousseau, « temps retrouvé » pour Marcel Proust. Pas de tasse de
thé, de madeleine ou d’auréole chez Frégni. L’avènement a lieu de façon peut être plus rude mais il a lieu... Le cancre du fond de la salle, l’exclu de l’école, le « retardé mental » de
la prison militaire devient écrivain. Et le voilà qui parcourt à son tour les grands thèmes de la Littérature éternelle, qui relit les auteurs
universels, qui observe, prend des notes, voyage, écrit sur l’amour, la vie, la nature, la mort, l’origine... Revient aussi dans les prisons où il anime des ateliers d’écriture. Echanges riches avec les détenus : comme le prof de philo de jadis, il leur apprend à retrouver les mots qu’ils ont
perdus et à « réenchanter le monde ». De leur côté, eux aussi lisent ses livres, lui donnent leurs avis, lui expliquent comment « mieux tuer un personnage, pas avec un 9 mm mais
avec un 11,43... »
Baudelaire, Rimbaud, Céline, Giono et les autres, il les a rencontrés dans le huis clos d’une cellule, sur
le périmètre restreint d’une cour de prison, grâce à la complicité d’un prof de philo qui, comme lui, purgeait sa peine pour ne pas s’être présenté à la bonne date au service militaire... Ce prof
de philo, lui aussi épave dans son genre, ne possédait rien, dans cet enclos de violence, que sa culture et ses grands auteurs. Dans ce milieu, il vaut mieux savoir se servir de ses
poings que des mots et il vaut mieux boxer qu’écrire (cette dualité est d’ailleurs le thème du prochain roman de Frégni qui sortira en avril
prochain)... Mais la rencontre avec René l’a sans doute lui aussi sauvé des tourments de l’univers carcéral, un peu comme ce prisonnier qui, au sein du camp de concentration
d’Auschwitz, dans Si c’est un homme de Primo Lévi, oublie la corvée et récite lentement
avec l’auteur, des passages entiers de la Divine Comédie de Dante. La littérature tient la barbarie en échec...
Après les longs discours qui refont le monde, après les mots encagés sous les miradors et les barbelés, il reste les
paquets de livres naguère maudits et les pages noircies à l’écriture fine... Un nouveau défi pour un myope qui a pris l’habitude de cracher sur l’esprit et de se protéger loin de la
lumière. Mais rien n’est jamais perdu, même pour le dernier des cloportes ! Le prof de philo est un petit Socrate, un péripatéticien qui arpente l’espace de la caverne et qui jette des
piolets et des cordes à l’alpiniste en déroute ! Fouillez dans les stocks de la prison et vous y trouverez tous les accessoires de la
grimpette, caleçons et vestes élimés, chaussures à clous, à talonnettes, crocs et grappins, vieilles lunettes munies, comme dans « le mauvais vitrier » de Baudelaire, « de verres
de couleur, de verres roses, rouges, bleus, des verres magiques, de verres de paradis qui font voir la vie en beau! »
Au début de ses conférences qui ont fait le régal des élèves, René Frégni rappelle toujours le gamin marginal qu’il était à Marseille à l’âge où les enfants se
moquent de ceux qui ne sont pas comme eux. Lui était dans ce cas : le jour de sa rentrée au CP à six ans, sa mère lui avait acheté une grosse paire de lunettes de myope et aussitôt, on l’a
montré du doigt et on l’a surnommé « quatre œil ». Alors, dès le lendemain, il a jeté ce « costume d’intello » et il
commencé à tricher, à mentir au maître en refusant obstinément d’apprendre à lire.
Plus de livres, plus d’alphabet, rien que la « profondeur apparente de l’imbécile ». René-Jean est devenu l’enfant du couloir, celui qui fuguait, qui
regardait les affiches de cinéma, qui errait dans les quartiers populaires de Marseille et qui contemplait, à la faveur d’un éclairage, d’un projecteur, le dos d’une femme, la chevelure ondoyante d’une métis, parfum, balancement des hanches entre « les deux hémisphères », dans « la rue assourdissante »,
d’une créature baudelairienne d’avant la Création.
« Lorsque j’ai commencé à parler de mes livres, je ne savais pas ce qu’était un « incipit » et le seul concours que j’avais passé c’était celui qui
consistait, avec les minots des quartiers de Marseille, à mesurer la longueur de son sexe »... René Frégni s’adresse aux lycéens
spécialistes des incipits avec ce naturel et cette simplicité qui font toute la saveur de son discours.
Chez Frégni, ce qui s’impose d’abord, c’est ce parfum épicé, cette senteur particulière qui fleure bon la Canebière
et les collines de l’arrière-pays. On s’assied facilement à ses côtés pour l’écouter et se laisser entrainer dans le vertige des mots. Derrière la plaisanterie, l’anecdote scabreuse, on
perçoit la profondeur des idées et le regard tendre, humaniste, fragile, d’un homme qui a parcouru les champs de l’humanité et qui cite avec émotion les phrases du grand Giono, écrivain qui, comme lui et comme Shakespeare, aime les hommes et la terre de Provence. La Littérature n’a pas de patrie, mais elle
nous parle de nos racines... et, comme le disait précisément Giono, « le plus grand écrivain provençal, c’est Shakespeare ! »
Quand je l’ai raccompagné à son train vendredi en début d’après-midi, un pâle soleil brillait sur le vieux port de La Rochelle et faisait tinter les mâts :
c’est encore une phrase de Giono qu’il m’a citée : « Le soleil n’est jamais si beau que quand il éclaire la route du voyageur qui reprend son voyage ».
C’est la fin de l’hiver. En alliance avec la mer et les plages du débarquement de Rivedoux et de Sablanceaux, le pont de l’ile de Ré, trace avec le continent une
sorte de ligne de démarcation épaissie par le rideau de pluie. Les rares voitures continuent de passer de l’autre côté, là où la vie promet
de s’arrêter. Familles, familiers, nantispropriétaires de villas à vendre, sportifs
élégants juchés sur de vieux vélos, amoureux de la mer, des oiseaux et des marais, peintres, photographes, poètes, penseurs...
Les volets verts sont fermés et la mer a des teintes grises. Dès le lever du pâle soleil, les rares cyclistes en mal d’escampette affrontent, sur les pistes
cyclables, les tirs obliques du vent et la poudre des marais salants. Et les blancs goélands passent en estafettes, indifférents aux tourments des
hommes. Dans « le Misanthrope » de Molière, Alceste est de ceux-là. Fatigué du monde et de ses vanités, des masques et des « tours de souplesse dorsale », le
héros de la pièce favorite de Rousseau s’est lui aussi retiré du monde. Il aspire à une retraite écartée, à une sorte de paisible hermitage qui servirait de refuge à sa mélancolie.
« Trahi de toutes parts, accablé d’injustices / Je vais sortir d’un gouffre où triomphent les vices / Et chercher sur la terre un endroit écarté / Où
d’être homme d’honneur on ait la liberté »...Serge Tanneur, héros du film de Philippe Le Guay, « Alceste à bicyclette », ressemble à
cet Alceste-là. A la suite d’une dépression, il a quitté les paillettes et le « show-bizz » et a voulu « tourner la page ». Tout près des grandes plages de sable de
Trousse-Chemise, entre les Portes et Ars en Ré, il médite désormais en « promeneur
solitaire ». Son repaire est une maison délabrée située au cœur de l’un de ces villages rétais qui, pendant tout l’hiver, fait de son nombril un corridor de volets verts et de façades
blanches. « Et la cour et la ville / Ne m’offrent rien qu’objets à m’échauffer la bile ». Et pour cause... dans le ventre de sa maison léguée par un vieil oncle, Serge,
intraitable Fabrice Lucchini, enrage faceà la fosse sceptique qu’il faut purger, aux tuyaux d’évacuation « qu’il faut raccorder ».
Comment ça, « être raccordé », lui qui tient tant à son « indépendance » !...
C’est à ce moment précis que Gauthier Valence, acteur de télévision à la mode, « de passage dans la région », rend visite à son vieil ami qu’il a côtoyé
naguère sur les plateaux. A la vérité, il a une idée derrière la tête : celle de lui proposer les rôles d’Alceste et de Philinte. Les deux complices enfin réunis joueraient en
alternance les deux personnages du « Misanthrope » : le « romantique chiant », celui qui refuse le genre
humain et le diplomate formaté, celui qui joue et s’accommode des masques et des grimaces. « Et mon esprit enfin n’est pas plus
offensé / De voir un homme fourbe, injuste, intéressé / Que de voir des vautours affamés de carnage / Des singes malfaisants et des loups pleins de rage. »
Cette idée ne convainc pas immédiatement le misanthrope rétais, mais elle le travaille, d’autant qu’il connaît par cœur déjà les longues tirades des premières
scènes, et qu’il les aime et qu’il se plaît à les réciter sur tous les tons, dans toutes les positions. Alors qu’à cela ne tienne ! On
se donne cinq jours pour essayer le texte et pour se décider... Moments de réflexion et d’introspection, moments de jubilation et d’énervement (fichu portable de Gauthier qui n’arrête pas de
sonner et qui casse la musique et la concentration !), moments de diction (faut-il scander le texte et respecter la cadence de l’alexandrin ou banaliser le vers pour le « panier de la
ménagère » et le vider comme un poisson sur un marché ?)
Pour le plaisir du spectateur et des badauds affolés par la présence d’acteurs dans le petit village (bel
effet de mise en abîme de ce qui s’est vraiment passé l’an dernier autour d’Ars en Ré pendant le tournage...), les deux comédiens ferraillent et disent le texte. Emule des théories de Stanilavski
qui veut que l’acteur imagine « le passé du personnage », Gauthier Valence propose par exemple, sous l’œil sceptique de son partenaire, un Alceste boitillant, qui aurait transformé sa haine du père castrateur en haine contre la société !
Le combat et la conviction de Serge est d’un autre ordre. Il rappelle un peu le combat que Lucchini mène chaque jour sur la scène quand il dit les textes de La
Fontaine, Céline ou Flaubert... Accroché à la beauté musicale du vers et à « la magie
organique » de l’alexandrin, il exige de la nièce de la patronne de l’hôtel (qui commence le métier de comédienne en tournant dans les pornos) une tirade de Célimène. La jeune fille
obtempère, mais elle est pressée... « Son mec » l’appelle sur son portable et Molière n’est pas au bout du fil, ni du Philinte d’ailleurs ! Dans quelques heures, elle tourne à
Prague, dans des studios spécialisés où mettre en bouche l’alexandrin ne sert pas à grand chose... Soupirs de l’élégant Alceste et du
dandy Philinte !
De toute manière, la vie réserve encore son lot de surprises et d’émerveillement au vieil ours d’Ars en Ré
qui s’amourache, chemin faisant, d’une Italienne désabusée, une anti-Célimène fâchée contre les hommes. « Des amants que je fais me rendez-vous coupable ? Puis-je empêcher les gens
de me trouver aimable ? Et lorsque pour me voir ils font de doux efforts / Dois-je prendre un bâton et les mettre dehors ? » Et voilà Alceste Philinte qui, aux côtés de
Francesca, sur le Pont de Ré, renonce à la vasectomie qu’il avait programmée à l’hôpital de La Rochelle et qui chante à tue-tête una vecchia canzona italiana... « Gira il mondo,
gira ! »
« gira il mondo... Un mondo
Soltanto adesso, io ti guardo
Nel tuo silenzio io mi perdo
E sono niente accanto a te »
Littérature, écriture et voyage. Comment la lecture et le voyage nourrissent-ils la pensée et suscitent-ils, en même temps que le plaisir, la curiosité, l'écriture ?
Lien vers l'ensemble de mes livres :
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