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Théâtre forum : contre le tragique, la force de la parole.

Publié le par Eric Bertrand

Coup de cœur pour les lycéens de deux classes de seconde… Le théâtre n’est pas forcément le lieu d’une parole glacée et ancienne où s’affrontent d’austères personnages dans une langue « chelou »... Dans les années 60, le Brésilien Augusto BOAL imagine un dispositif nouveau, fondé sur l’idée (depuis longtemps admise) que le théâtre doit susciter un éveil et une réflexion collective. Dans son fameux « théâtre forum », le public est amené en effet, au cours du spectacle, à s’interroger, à réagir et, d’aventure, à intervenir sur la scène afin de régler collectivement des problèmes de nature sociale, politique ou philosophique. C’est, en quelque sorte, un « théâtre debout ». Et, en ce lundi 30 mai, dans la salle Kanopé de la Rochelle, « le théâtre forum » met tout le monde debout à 9h30… Les lycéens, les accompagnateurs et les acteurs : pas des habitués des plateaux mais des étudiants en soins infirmiers de deuxième année. Cinq étudiants comme les autres qui sont là pour s’exprimer avec sincérité sur des questions essentielles sur lesquelles ils ont envie de travailler : le harcèlement, le mal être, le suicide. A l’origine, la coordinatrice du PRS Nord 17, leur a proposé, dans le cadre de leur examen, d’imaginer un canevas de scènes à jouer afin d’amener le public (environ quatre-vingt personnes présentes dans la salle) à une réflexion collective.

Les scènes s’enchainent rapidement et mènent, au terme d’une quarantaine de minutes, à un dénouement de nature tragique... La première se déroule dans une boite de nuit. Le personnage principal, Alex, est un grand timide qui n’ose pas s’approcher des filles mais qui parvient à surmonter son inhibition grâce à l’alcool. Son copain connaît les « vertus du produit » : trois effets, précise un peu plus tard l’animatrice du forum, « effet anxiolytique, euphorisant et désinhibiteur ». Ca tombe bien, la table de la discothèque est bien achalandée en « produits » de toutes sortes et Alex parvient à se libérer facilement dans les bras d’une Lysa qui lui facilite la tâche et qui finit par l’attirer dans son lit. Qu’attend-elle au juste du beau timide qui porte si bien le pull-over noué sur les épaules ? Elle est finalement vite déçue de la nuit qu’elle passe à ses côtés et la petite araignée malfaisante court piquer ses secrets intimes sur la toile, notamment dans les veines de ses deux discrètes amies qui répandent aussitôt le venin de l’information. Et l’affaire s’emballe. Au lycée, tout le monde montre Alex du doigt, on le surnomme « Speedy » et « Speedy » devient vite la victime malheureuse et la proie des moqueries.

Il ne veut plus aller au lycée, cesse de jouer au tennis. A la sortie du cours, son prof, du genre impatient, s’emballe et prend les choses à la légère : « mon petit Alex, il faut oublier cette histoire, une de perdue, dix de retrouvées ! Redresse la raquette et tire un smash ! Pense au championnat »... Ah, ces profs, on dirait que leur vie est un terrain de tennis et que, sur ce gazon de Wimbledon, le filet reste bien tendu pour séparer les deux camps ! Dans la scène suivante, c’est contre sa mère que joue Alex… L’adversaire est teigneux et envoie des balles liftées. Ralenti sur le portable. Hop ! Rafales de reproches sous les applaudissements… Et sur le divan, tortillant son vieux doudou comme une serviette éponge, la petite sœur n’est pas plus tendre que la mère. Elle envoie ses balles juste sur la ligne, et le pire, c’est qu’elle marque et que ça fait mal ! Alex est seul, de plus en plus seul. Sur le banc où il s’abîme, des pensées le torturent… Un masque blanc, un masque noir. Les deux côtés se brouillent et il n’y a plus de filet. Trop tard !

Le récit est simple, dépouillé, et conduit tout naturellement à une issue tragique. Les personnages que côtoie Alex sont inquiétants d’indifférence et d’égoïsme. Le prof psycho-rigide et faussement sympathique, le copain rigolard et lourdement facétieux, la petite copine ravie de faire le buzz, la mère survitaminée, la petite sœur chouineuse et fouineuse... Alex est sur la terre battue et personne n’est là pour le relever.

Mais tout n’est pas fini. Contrairement au schéma classique du théâtre tragique où, selon le mot de Jean Anouilh, « on est tranquille », parce que « la machine infernale » est lancée, là, rien n’est encore joué. L’expérience menée dans l’esprit du théâtre forum consiste en effet à « inverser la tendance » en intervenant directement et en tirant autrement sur les fils. Dans le scénario de base, et sous l’effet de l’humiliation, Alex était en train de plonger. Le geste désespéré auquel il pensait (« sefoutreenlair.com » a bavé la petite sœur…) est-il la conséquence logique et inexorable du harcèlement et de l’isolement ? Non. Dans le théâtre forum, le spectateur acteur, « spectacteur » comme disent les metteurs en scène, dispose de la prodigieuse possibilité d’infléchir le destin...

C’est ce qu’explique l’animatrice qui dévoile la stratégie du troisième temps du forum : le spectateur, qui a quelque chose à dire et à suggérer, va monter sur scène… Et les comédiens vont accepter de s’interrompre, d’improviser, bref de rejouer chacune des scènes. La voix vient désormais non plus d’un ordre divin, d’une obscure fatalité qui présiderait au déroulement de la tragédie annoncée, mais du public, dont la consigne consiste simplement à crier « stop ! » dès que quelque chose ne va pas. Crier stop et aussitôt proposer une autre orientation... Expliquer l’erreur, la faute commise par l’un des personnages (et, en qualité de « responsables » désignés par le scénario, ils en tenaient une couche !)… Se donner des sensations, oser parler, prendre en charge un autre discours et rejoindre les comédiens, les secouer, les remettre en jeu, afin de modifier la « dramaturgie ».

Car la scène va plus loin que le discours. Bon gré, mal gré, les élèves qui lèvent le doigt n’ont plus le choix. Poussés par les applaudissements des autres, ils entrent dans l’arène et, sublimés par la lueur des projecteurs, ils deviennent, l’espace d’un instant, des « super héros ». Ils sont là pour « sauver le monde ». Les voilà qui côtoient les acteurs (qui les ont vite conquis) s’indignent, s’émeuvent, s’énervent, trouvent la solution. Alex avait seulement besoin qu’on l’écoute, qu’on lui redonne un peu de force, qu’on l’aide à trouver des appuis, à inverser le cours des événements. Peut être auprès d’une mère plus tendre et plus compréhensive, d’une sœur compatissante et aimante : « Alex, tu me fais peur, Alex, j’ai besoin que tu sois là… » D’un ami un peu plus solidaire, d’un psychologue, qui puisse l’écouter, dialoguer et l’amener enfin à verbaliser le problème... Pas facile, malgré les bonnes intentions et malgré les projecteurs ! Car Alex se recroqueville et s’obstine à ne rien dire. Sa tête est un cachot où s’est enfermé le tourbillon de la folie et, jusqu’à présent, personne n’a fait l’effort de tirer le verrou... Il ne faut rien lâcher, franchir le mirador, lever les grilles, accéder au parloir de la conscience. Ne pas le laisser tout seul, l’amener à sourire à nouveau, à « profiter de la vie » affirme joliment l’un des élèves… Profiter de la vie, afin de surmonter l’épreuve qui, à terme, le rendra plus fort. « Ce qui ne me tue pas me fortifie » dit le philosophe.

A l’issue de la séance qui a duré plus de deux heures, les spectateurs n’ont pas tous participé activement au débat, mais ils en sortent plus forts. Certains sont restés silencieux, ont ri, souri, discrètement commenté ou simplement applaudi. Mais les idées agitées sur la scène ont pris de l’épaisseur et continuent de flotter autour des groupes d’élèves qui quittent la salle Kanopé et reviennent au lycée. Sous la petite pluie pénétrante de mai, ils discutent et revivent les meilleurs moments de la scène, continuent à leur manière le débat. Se disent qu’il est important de parler, d’essayer d’aider les autres. C’est ça le théâtre forum.

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