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Alcofribas Nasier, envoyé spécial en Ukraine Quand Rabelais nous parle de la guerre…

Publié le par Eric Bertrand

Alcofribas Nasier, envoyé spécial en Ukraine Quand Rabelais nous parle de la guerre…

Situation en Ukraine… On y pense tous les jours. Elle secoue notre conscience d’homme moderne, sensibilisé davantage aux risques sanitaires et au coût de la vie qu’aux violences ignobles de la guerre.

Et pourtant, cette réalité des conflits a toujours fait réfléchir des auteurs qu’on a trop tendance à oublier ou à ranger dans des cases réservées aux aspirants bacheliers. Le véritable auteur, c’est celui dont l’œuvre, qu’elle ait été écrite au XVI°, au XVII°, ou au XIX°, se moque de la dissertation ou du commentaire de texte et fait réfléchir le lecteur au présent. C’est par ce détour que les élèves - qui souvent tirent la langue devant Rabelais, Molière ou Hugo - peuvent lire autrement ces classiques du bac de français qu’ils qualifient de « chiants ».

Reparcourons par exemple Rabelais et intéressons-nous à la manière dont, dans Gargantua, il traite déjà de la guerre de Poutine… C’est à croire que celui qu’il appelle, par un plaisant anagramme, « Alcofribas Nasier » est un reporter détaché dans la région du Donbass.

Le personnage qui, au milieu du roman, déclenche les hostilités s’appelle Picrochole (étymologiquement, « celui qui a la bile amère ») et cette bile amère le rend fou furieux. Il se lance aussitôt dans une guerre de conquête et n’épargne personne. Dans un pays qui se relève à peine de l’épidémie de peste (on pourrait aisément parler de pandémie) ses armées ravagent tout.

La description que fait Rabelais de ces troupes déchaînées est très cinématographique et s’apparente à une cynique exhibition du pouvoir militaire. Pas de missiles, pas de chars, pas de technologie, mais un défilé de lances, d’épées, de tambours, de drapeaux et là-dessous, une nuée de soldats braillards capables de tout incendier au nom de la grande nation qu’ils sont censés représenter.

Ce déploiement de force et d’insultes (car les gens de Picrochole sont grossiers) vise bien sûr à impressionner l’adversaire. Leur attaque brutale des terres de Grandgousier, père de Gargantua, laisse croire à l’agresseur que le « foutriquet » sera « facilement déconfit » et que l’invasion ne fait que commencer. Picrochole dispose pour cela d’une équipe d’informateurs qui pratiquent une propagande destinée à galvaniser les troupes. De toute façon, chacun de ses sujets comprend qu’il est dangereux de le contredire : par exemple, Touquedillon, le capitaine des armées, le paye de sa vie quand il essaie d’employer devant son chef le langage qu’a usé avec lui Grandgousier.

Car, lorsque Grandgousier reprend la situation en main, la logique de la bataille s’inverse brutalement. Il bénéficie en effet de l’appui de son fils, le géant Gargantua, de l’invincible Frère Jean, défenseur de l’abbaye et de la vigne du Seigneur, et aussi de celui de ses voisins qui lui envoient « des ambassades pour lui dire qu’ils étaient avertis des torts que leur faisait Picrochole et en vertu de leur ancienne confédération, ils lui offraient tout ce qu’ils pouvaient en hommes, en argent et autres provisions de guerre »… Contrairement à l’agresseur, ces gens respectent les traités et les accords passés et ils s’opposent à l’enragé qui est en train de reculer et de payer cher l’impréparation de son armée.

Grandgousier pourrait facilement tirer parti de ce déséquilibre, mais il cherche d’abord à s’entretenir avec son adversaire et il multiplie les efforts diplomatiques : « Où est la foi ? Où est la loi ? Où est la raison ? Où est l’humanité ? Où est la crainte de Dieu ? » Il essaie par tous les moyens de ramener la paix et cherche même à ne pas l’humilier en lui offrant des présents…

Son discours est, à cet endroit, celui de l’humaniste Rabelais qui rêve, en ce siècle de Renaissance, de remplacer la folie par la Raison et la « coïonnerie » par l’Humanité : « Il y a hélas dans ce bas monde plus de couillons que d’hommes » affirme l’adage qu’on trouve inscrit sur l’un des murs de la maison de Rabelais.

Mais Picrochole balaie de son mépris ces propositions et ces tentatives de conciliation, et il parie sur la faiblesse de son adversaire qui, d’après lui, n’ose pas l’affronter : on peut apprécier l’élégance de ses propos quand il répond aux ambassadeurs venus une dernière fois essayer de négocier : « Grandgousier se conchie, le pauvre buveur, ce n’est pas son truc d’aller en guerre mais bien de vider les flacons ».

 

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