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L’immense Roue du concours de Plaidoirie à Caen

Publié le par Eric Bertrand

17 mars avant l’aube, les 31 élèves de la classe de première 1 et leurs trois professeurs s’embarquent pour le Mémorial de Caen.

Sur l’aile gauche du car, lancé à toute allure, la pleine lune tourne en roue libre entre 6h00 et 7h00. Les mains couturées de cicatrices, écrasées sur le volant, Philippe, le chauffeur, roule aux côtés de cette lune rouge, presque enflammée, vers cette ligne d’horizon située tout au loin, là-bas, d’abord du côté de la Pointe du Hoc, sous le grand ciel bleu. Il roule, Philippe, et il emmène tout son bataillon vers cette terre dévastée et tendre, tapissée de primevères, hérissée de carcasses de blockhaus, où glisse encore l’œil inquiétant de la Guerre, hélas, toujours grand ouvert.

Le groupe n’est pas venu là pour pique-niquer ou pour faire du tourisme. 

Au Mémorial de Caen, demain, 18 mars, les élèves seront jury au concours de Plaidoirie des lycéens et cette perspective les excite et les bouleverse. On les a entendus chanter dans le car « les Funérailles d’antan » de BRASSENS et « Cendrillon » de TELEPHONE. « Cendrillon pour ses vingt ans est la plus jolie des enfants… » L’arrêt à l’immense cimetière américain de Colleville entre les deux plages du débarquement d’Utah et d’Omaha, sous un soleil radieux de printemps, rajoute des degrés à l’ébranlement de la petite troupe libérée et tout à coup décimée. Les milliers de croix sont blanches, presque luisante sur la pelouse émeraude et bien coupée, sous le ciel bleu, aiguisé par les pointes des hauts cyprès et des sapins. Ce cimetière est beau, sublime, désespéré sous le labour d’une Mémoire sans cesse remuée.

15h30. Les pas des vivants sont précipités. La contrainte horaire bouscule toujours le théâtre des hommes… La visite guidée du Mémorial montre décidément qu’il n’y a pas de prince charmant. « Cendrillon pour ses trente ans est la plus triste des mamans ». Et Cendrillon tourne l’une après l’autre toutes ces années, et toutes ces pages sombres qui froissent et qui donnent le frisson… L’écriture folle et nerveuse de la violence, de la tyrannie, des batailles, des meurtres de civils et de l’Exode. L’écriture compulsive de l’Ignominie liée à l’état de guerre et qui remonte à la surface et qui trace des lignes semblable aux images des journaux télévisés et de la presse.

La guide trouve les mots justes.

Elle sent que les élèves de cette classe du lycée Vieljeux de La Rochelle, équipés de leur petit casque dernier cri, sont captifs. Ils méritent bien la visite exceptionnelle des réserves : ainsi, ils pourront descendre le long escalier tortueux, s’approcher des objets immobilisés là, presque vivants encore, comme les mots des livres dans les rayons des bibliothèques… Les manteaux couleur encre, les vestes chiffonnées avec des initiales, les casques marqués, les cartouches, les peignes tachés, les peluches griffonnées, les photos signées d’une fine écriture.

La charge est lourde. La journée est éprouvante, dense, inoubliable.

Nos élèves savent que le lendemain, ils iront entendre des témoignages qui, eux aussi, montreront au grand jour et devant tous les micros et les caméras, l’Abjection humaine. Mais ils savent aussi que les discours qu’ils entendront seront tenus par des jeunes lycéens de leur âge, habités par leur sujet et par une force de conviction qui semble tomber du ciel dans ces temps si tragiques. Ces parachutistes d’un nouvel âge viendront sur scène déployer leurs étendards au nom de la Dignité et de l’espoir d’un monde meilleur.

Parler haut, parler franc, dans cette période où l’assiette ne tourne plus très rond dans le micro-onde… Parler avec la voix qui tremble, avec la voix qui vibre quand on est lycéen et qu’on est « à l’aurore », sur le plateau du concours de Plaidoirie de la Ville de Caen… Ils sont quatorze à avoir été sélectionnés, quatorze à plaider pour l’avenir, et à montrer quelques-unes des multiples failles du mur de Barbarie et de Honte sur lequel sont si négligemment accoudés les pays du monde…

En Afrique, nous dit Juliette MAZET, des enfants albinos payent de leur chair la couleur de leur peau.

Au Niger, racontent Clélie LAMIRAULT et Lamia EL KHADIR, on livre des jeunes filles à des maris qui leur font aussitôt oublier le temps si bref de l’Innocence ; au Malawi, quand les filles ont leurs premières règles, dans les fourrés, se tapissent ceux qu’on appelle « les hyènes » : ces hyènes-là bavent devant ce prodige de la nature et se jettent sur leurs proies pour « dépoussiérer la poussière ».

Dans un désert, nous dit Aubane FERRE, une femme épuisée par la tâche demande à ses deux filles d’aller chercher, au terme d’une longue marche, un peu de cette eau précieuse qui menace de s’arrêter de couler sous le ciel sec comme un coup de trique.

Mustapha SENGHOURI déplore que des médecins sournois et mal intentionnés s’en prennent à celles à qui il ne reste plus qu’à « enfanter dans la douleur ».

Cécile BERTIL démasque le violeur qui, aussi féroce que la hyène, guette aussi sa proie mais qui a su développer l’instinct et les ruses du langage : l’objet sexuel qu’il convoite est un « bijou précieux », la « perle du coquillage » et la nacre de son discours enrobe et occulte l’agression qu’il prépare. Au coin, d’une rue, dans le confort d’une maison ou au cours d’une soirée où on fait sauter les bouchons, il casse le goulot et la bouteille. Peu importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ! Eclats de rire et éclats de verre… Mais pour la victime, combien de tessons avant de retrouver le flacon ?

Au Maroc, Selma BOUCETTA, évoque « le couloir de la mort » où l’on a condamné une femme parce qu’elle avait tué le mari qui la battait. Honte aux femmes qui osent défier l’autorité du mâle et passer dans les couloirs sans baisser la tête. 

A Calais, explique Louise BERTRAND, des migrants encore mineurs passent leur temps à regarder le fond de l’eau. Les mois, les années passent, mais l’Administration tergiverse, l’eau se ride. L’Abîme engloutit peu à peu le miroir de leur jeunesse.

A Calais toujours, renchérit Eloi MERCIER, la souffrance n’a pas de répit : d’une rive à l’autre, c’est la même « saison en Enfer » qui recommence. Pas de moment de grâce, pas de second souffle.

En Iran, assure Flavio CICU-ACCONCIA, un musicien propose à des femmes à la voix enchanteresse de chanter dans son album. Et il fait entendre les Sirènes à ceux qui ont des bouchons dans les oreilles. La Prison aussitôt l’engloutit, avale l’instrument, avale la chimère et la musique des sphères devient un immonde gargouillis.

A Mayotte, alerte Emma PLANCHON, on enflamme de fragiles habitations à la paille de la Haine. Il faut bien remettre de la sécurité et de la propreté dans les taudis si on veut attirer l’investissement et faire du profit.

Au Qatar, constate EMMA LIZZANA, la coupe du monde est un projet en or. Mais pour réaliser l’alchimie d’un stade rutilant au milieu du désert, il faut rouler dans la boue et traîner dans le ruisseau toute une génération d’esclaves. « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or »...

En Algérie, témoigne Manon LAURENT, on bâillonne des journalistes et on étrangle la voix de la Liberté. Ainsi on lâche toutes les cordes vocales du Mensonge, et on les entend hurler dans tous les organes de propagande.

Tom MALLET évoque un cheval fou nommé « Pegasus ». Un cheval espion élevé spécialement pour protéger le monde contre le Mal. Pégasus remonte du fond des eaux, patauge un instant dans le ruisseau. La boue enduit ses flancs de dorure. Alors il étend ses ailes, et sous le ciel intime des consciences, s’en va renifler les nuages.

Cela fait en tout, quatorze voix. Quatorze voix qui s’élèvent, quatorze voix, puis cent, puis mille, puis une infinité… Dans la grande salle du Mémorial de Caen, l’Indignation soulève le cœur de toute l’assistance et le cœur de nos élèves qui serrent dans leurs doigts crispés le papier sur lequel ils devront voter…

Que c’est difficile maintenant de juger ! Quelle cause épouser ? Quel combat mener ? Il y a environ cent cinquante ans, Arthur RIMBAUD, alors qu’il s’apprêtait à 20 ans à rejoindre « les grands déserts où luit la Liberté ravie » écrivait à la fin de sa « Saison en enfer » :

« Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes. » Et on a un peu perdu sa trace du côté de l’Ethiopie et des plateaux du Harar où il est allé poser ses « Semelles de vent ».

Et en attendant, ils chantent dans le car nos trente et un élèves.

Embarqués dans la nuit, ils chantent à tue-tête des chansons qui caressent et qui touchent : « Pour un flirt », « On va s’aimer », « Ta sensualité », « Partenaire particulier » et « Je l’aime à mourir ».

La lune est revenue. Elle monte haut dans le ciel plein d’étoiles.

Elle est une roue inlassable. Elle tourne autour de ce que les Anciens appelaient « la Fortune » ou « le Destin ».

Dans le silence recueilli de sa révolution, elle entend les discours et elle regarde monter les jeunes générations avec une sorte de rire rabelaisien, un peu comme dans un dessin de CHAUNU…

https://www.memorial-caen.fr/les-evenements/concours-de-plaidoiries-des-lyceens

 

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