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Conte de Noël : « chanson pour mémère »

Publié le par Eric Bertrand

« Oh mémère, il fait bien froid chez toi ! ».

             Ce n’est pas ta grand-mère mais une toute vieille dame. Recroquevillée, rapetassée, brisée. Une de ces mémères comme il y en avait au milieu du XX° siècle, quand on n’appelait pas encore les grands-mères « mammy »… Cette mémère de la chanson ressemble plutôt à ton arrière grand-mère à qui tu rends visite deux fois par an, au moment des fêtes de Noël et en été. Elle vit au fond d’une maison grise dans un quartier de cheminots. En face du lit et du fauteuil, côte à côte, il y a toujours le bocal avec le poisson rouge et la cage, et le canari jaune. Le canari jaune fait la conversation toute la journée, surtout lorsqu’il y a de la visite.

             Cet hiver est glacé. Difficile de préparer Noël, de mettre du bois dans la huche, d’allumer le fourneau. Tous les matins, vers onze heures, ton arrière grand-mère est assise dans le fauteuil enveloppée d’une grosse couverture. Depuis novembre dernier, elle ne peut plus bouger les jambes. La canne est appuyée contre le fauteuil et lui tend, ironique, une lointaine promesse de déambulation. Mais « le vent fait frémir la maison », il fait trop froid, ses mains sont bleues. Tu es venue lui tenir compagnie, tu ne sais pas bien quoi lui dire, vous écoutez le canari dont tu demandes des nouvelles. Tu lui proposes de faire du feu. « Je rêve de café très très chaud, demain j’irai chercher du bois »

             L’été dernier, quand tu l’as vue, elle était dans son jardin, avec son petit chapeau, assise sur le banc gris à côté de la porte d’entrée, entre le vert de la pelouse et les fragiles anémones. Elle ressemblait un peu à la vieille que chantait Sardou : « elle a des fleurs sur son chapeau, la vieille ».  Une brise légère et parfumée rasait l’herbe et le canari chantait plus fort. On l’entendait de la cuisine. Son chant couvrait celui des moineaux et lui garantissait toujours l’exclusivité.

             Mais en ce moment, c’est le plein hiver dans l’est de la France. « La girouette est figée ». Le poisson rouge aussi. Depuis que tu t’es assis sur le bord du lit, le canari boude dans un coin de cage. « La trop grande horloge fait du bruit, il est tard souffle donc ta bougie ». Rien sur la table, pas de baguette, de café. L’infirmière a fait le ménage, la maison est immobilisée jusqu’à son retour. Après toutes ces années, tu crois encore entendre le glissement monotone des savates sur le carrelage, lorsqu’elle tenait à te faire elle-même du café, « café Grand-mère », moulu « à la machine ». Aujourd’hui, tu repenses à ces paroles de la chanson de Brel… « Les vieux ne bougent plus, leurs gestes ont trop de rides, leur monde est trop petit, du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit ». Aujourd’hui, ta mémère a froid. Tu as rentré tout le bois que tu as pu et le feu brille en silence dans le fourneau. « Oh mémère, il fait bien froid chez toi ! »

             « Quand à la fin du mois le verglas, ne sera plus qu’un mauvais souvenir, et qu’il me faudra m’enfuir »… En ce lendemain de jour de l’an, tu dois, toi aussi, « t’enfuir », même s’il y a encore, autour de la maison des étrennes, tout ce verglas et tout ce vent. Tu n’es toujours, dans la région, que de passage. Et elle a été longtemps la mère Noël, ta mémère qui t’offrait des oranges et des papillotes. Tu traînes avant de t’en aller. Tu voudrais la faire sourire. Tu embêtes le poisson rouge avec le doigt et tu discutes avec le canari. C’était toujours comme ça qu’elle réussissait à le faire chanter à tue-tête.

             Une bise sur les cheveux blancs. Tu te retournes une dernière fois en franchissant le seuil : « J’espère que les gens d’à côté t’aideront à nourrir ton oiseau et à faire ton jardin »… Le froid est vif, le vent qui s’engouffre. Tu as l’impression de tomber en avant. Une faible voix arrive encore du fond de la pièce, elle profite du canari engourdi, contrarié, ébouriffé sous son mince duvet de plumes jaunes : « referme bien la porte derrière toi… » Tu reviens en arrière, tu lances, comme une guirlande allumée, une dernière promesse vers la pièce sans sapin : « Oh mémère, fais bien attention à toi, oh mémère, je t’écrirai bientôt… »

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